La propagation des courriers du ciel en terre d'Islam
Des rives du Tigre et de l'Euphrate, l'emploi des voyageurs ailés gagna les divers pays d'Orient qui composaient l'Empire abbasside, s'il n'y était connu depuis la nuit des temps. Dès la fin du II/VIIIe siècle, il apparaît furtivement dans le Hûzistân, où le fondateur de l'ismaélisme, fAbd Allah b. Maymûn Qaddâh, recevait dans la région d'Ahwàz des messages secrets par la voie des airs ; puis, au courant du suivant, il se répand en Syrie, dont la renommée de ses imposants colombiers revenait souvent au loin sur les lèvres des colombophiles d'Iraq et semble commun à Damas sous le gouvernement d'Amàgûr (256/870-264/877-878) ; vers le même temps, un papyrus en révèle l'usage en Egypte ; enfin, légèrement plus tard, il dut pénétrer dans les provinces qui s'étendaient de l'autre côté de l'Oxus (Amû Daryà), que les sources arabes appellent Ma warà' al-nahr (« Par-delà le fleuve »), et les historiens Transoxiane, bien que le premier voyageur ailé n'y surgisse qu'en 329/940 : lâché à Ishâqâbàd, non loin de Rayy, sur la route de Dâmgàn, il rentra malgré la prodigieuse distance (plus de 1 000 km) annoncer la mort du rebelle, Mâkân b. Kàkî, à l'émir Nasr b. Ahmad dans son palais de Buhârà que les Samanides avaient élevée au rang de capitale en 287/900.
les royaumes sortis de l'empire éclaté utilisèrent d'autant plus les courriers aériens qu'ils étaient souvent dépourvus de poste : les Fatimides pour des portées faibles ou immenses, comme de Damas ou d'Alep au Caire, probablement sans escale pour changer d'oiseau : les pigeons les plus lents ne pouvaient que battre de plusieurs jours les messagers lancés au galop, même si l'urgence leur donnait les ailes de la colombe. De même, la correspondance des Mirdâsides, des Artuqides et des Selgûkides passait couramment par le ciel, surtout si troubles et guerres suspendaient les liaisons sur la terre. Autrement, ils ne dépêchaient d'ordinaire que des envoyés extraordinaires à cheval ou dromadaire.
Le fruit de ce travail immense fut recueilli par Saladin, l'héritier du réseau de l'empire qui perdit bientôt son unité. Sa disparition le réduisit en principautés, souvent alliées, mais parfois ennemies et par de vieilles haines séparées : les oiseaux étaient à la fois plus prompts que les courriers à dromadaire dépêchés en hâte par les Ayyoubides et plus aptes à tromper la vigilance des croisés, bien qu'ils pouvaient tirer les pigeons pour découvrir les secrets dont ils étaient dépositaires, si toutefois ils ne passaient comme un éclair dans le ciel ou ne disparaissaient de la vue en gagnant les nues. Aussi n'ont-ils cessé d'entretenir les colombiers postaux et d'en créer de nouveaux dans les régions qui en étaient privées : le maître de Homs, Mugâhid, de 581/1185 à sa mort en 637/1240, en dota plusieurs passes de l'Oronte dans les terres qui le séparaient des Francs ; comme les gardiens l'avertissaient des mouvements de ses dangereux voisins, il pouvait les devancer pour refouler l'invasion des frontières.
Des nombreuses liaisons de l'empire ayyoubide, quelques-unes apparaissent incidemment dans les sources : en Syrie, Damas était relié à Hamà, Bosra et Homs ; Alep, à Homs, Hamâ, Hàrim, Ma'arrat al-Nufmàn et probablement l'inexpugnable citadelle de Bïra (qui a changé de nom pour devenir Bïregik aux confins de la Turquie), dont les restes attestent toujours l'importance, sur la rive gauche de l'Euphrate. Les distances variaient suivant les relais : Alep-Hârim : 88 km ; Alep-Bîra : près de 115 km ; Damas-Bosra : 143 ; Alep-Hamâ : 153 ; Damas-Homs : 162 ; Alep-Homs : 200 ; Damas-Hamà : 209. Mais aucun service direct ne fut établi d'Alep à Damas, trop éloignées l'une de l'autre : quelque 362 km les séparent
Quant à la Palestine que Saladin avait fraîchement soustraite à la domination des Francs, elle demeura quelque temps dépourvue de relais : en 586/1190, lors du long siège d'Acre, que les croisés d'Occident étaient venus reprendre à Saladin qui l'avait arrachée de leurs mains trois ans plus tôt, les assiégés ne purent communiquer avec les troupes occupant des collines éloignées que par l'entremise des seuls voyageurs ailés que la ville renfermait en son sein ; réquisitionnés pour les besoins de la guerre, de vaillants nageurs les portaient à la faveur des ténèbres vers l'armée et s'en revenaient avec les oiseaux captifs que la ville ne devait tarder à libérer, après les avoir confinés en prison. Sitôt les dépêches tombées, des messagers les emportaient vers le sultan. Ainsi pouvait-il en recevoir de la cité investie, aussi bien que du lointain nord (Alep et Hamâ), par d'autres pigeons et d'autres courriers. Cette liaison secrète d'Acre ne fut pas suspendue par les périls : les convoyeurs des ondes continuèrent à s'enfoncer dans l'ombre doublement obscure de la nuit et de la mer où certains sombraient et d'autres tombaient dans les filets jetés par le peuple chrétien qui les retirait ensuite des eaux pour leur arracher l'or et la vie, ainsi que les secrets écrits, confiés en leurs mains. Finalement la Palestine fut desservie : ainsi Naplouse put-elle correspondre avec Damas en 615/1218, Baalbek en 637/1239 et certainement d'autres villes de l'immense Syrie.
En Egypte, Le Caire était uni à Damiette et Bilbays, dont le relais remontait aux Fatimides, d'où les billets s'envolaient pour Sâlihiyya fondée en 644/1246-1247. Là, ils changeaient d'aile pour gagner Warrâda, au nord du Sinaï, dont le pigeonnier fut démoli en 635/1237, puis certainement rétabli, pour assurer la transmission des nouvelles jusqu'à Damas, par des postes intermédiaires qui demeurent inconnus. Enfin, des lignes transversales permettaient aux trois grandes villes du Delta de correspondre sans passer par la capitale : ainsi, Bilbays pouvait recevoir des messages d'Alexandrie et de Damiette, comme certainement y envoyer des billets par la voie du ciel. Mais les indications disséminées des textes sont incomplètes : elles ne signalent pas une liaison aussi importante qu'Alexandrie-Le Caire.
Aucune source ne révèle l'emplacement des relais. Certains devaient s'élever au sein de citadelles, comme ceux d'Alep, de Damas et du Caire qui entretenaient plusieurs lignes de correspondance et couvraient certainement une grande superficie. Mais les plus petits qui n'échangeaient les dépêches qu'avec une seule station ne pouvaient se réduire à leur plus simple expression, vu les bâtiments qu'ils abritaient : des colombiers pour les couples du relais, les pigeons de la lumière, d'autres pour interner les messagers des relais voisins condamnés aux ténèbres, des écuries pour les montures de convoyage, des logements pour les gardiens commis au soin des oiseaux et chargés de les amener vers les bâtiments où ils seraient momentanément retenus, de fixer les plis qu'ils emportaient vers les cieux et d'ôter ceux que leurs ailes ramenaient pour les remettre entre les mains des destinataires ou des messagers à dromadaire qui devaient les délivrer.
Outre ces colombiers publics essentiellement militaires, un colombier privé se dressait à l'orient du Caire, hors de l'enceinte, au quartier de Barqiyya, probablement sur la lisière du désert interrompu par la chaîne du Muqattam. Il reliait la capitale au Fayyoum dont il portait le nom : l'émir Fahr al-Dîn Ibn Qizil l'érigea quand le sultan Kâmil lui concéda la province en 620/1223. Après sa mort, neuf ans plus tard, dans le lointain Harrân en Haute-Mésopotamie, le bâtiment dut passer aux mains de son successeur, s'il ne servit immédiatement au courrier d'État : en 641/1243, un billet y tomba pour appeler au Fayyoum le fonctionnaire Nâbulusï auprès du dernier sultan Sâlih Ayyûb qui lui confiait une mission considérable : inspecter la province.
Ainsi, l'ensemble de l'Orient confiait couramment aux pigeons la correspondance : les courriers extraordinaires des premiers temps étaient devenus des courriers ordinaires. Même les Francs en avaient « ridiculement emprunté » l'emploi qu'ils avaient surpris en Syrie du Nord en 491/1098, dès la première croisade sur le chemin d'une Jérusalem inconnue.
Cet usage apparaît dès le XIIe siècle : en 1125 à Azâz (Hazerth) qui tomba aux mains de Roger d'Antioche en 513/1119-1120 ou l'année d'avant, dont les pigeonniers remontaient aux Selgûkides ; longtemps plus tard en 1197 à Antioche, que les Francs avaient enlevée en 491/1098 ; puis dès 1203-1204 dans la capitale du royaume latin, Acre, qui abritait deux colombiers : l'un destiné au roi de Jérusalem et probablement sis au sein du château, l'autre appartenant aux Hospitaliers, le colombier de l'Hôpital qui dominait le vaste palais dit l'Auberge ou Logis du même nom. Sa date de fondation qui demeure inconnue devait largement précéder son apparition dans les sources ( 1260), sans être toutefois antérieure au XIIIe siècle : il n'était pas, en effet, compris dans la vieille ville étranglée entre ses premiers remparts, mais dans le nouveau faubourg de Montmusart qui avait poussé au nord-ouest, à l'ombre de la Tour maudite bâtie sur le faîte d'une colline, puis lentement gagné la mer dont les flots venaient expirer au pied des murs. Bien que ce nom apparemment péjoratif qui pourrait signifier « Mont des Trompeurs » et tirer son origine des Anglais et des chrétiens indigènes qui s'y étaient fixés en masse soit attesté dans les documents dès 1225, il ne fut que tardivement enclos en 1250 par la seconde muraille de Saint Louis qui avait rendu inutile la vieille muraille intérieure. Malgré sa disparition des textes après 1266, ce colombier hospitalier fonctionna sans doute longtemps encore : même quand Acre fut perdue en 1291, ses pigeons ont dû servir leurs nouveaux maîtres.
La coutume d'élever des célestes messagers devint probablement commune aux territoires latins d'Asie, même si les sources n'en révèlent qu'incidemment l'emploi dans un nombre réduit de places. Ainsi, le Crac des Chevaliers que l'arabe désignait sous le nom de Hisn al-akrâd (château des Kurdes) les convoyait, au besoin, vers d'autres villes, telle Tripoli, pour en recevoir des messages comme celui qu'expédia en 1217 l'évêque de Saint-Jean d'Acre, Jacques de Vitry devenu la voix du pape au Levant. De même, le château de Montfort (Qurayn) abritait un colombier dont l'existence surgit lors du siège de 669/1271 qui précéda sa chute, mais qui devait être de quelques décennies plus ancien : un pigeon sur le chemin du retour fut foudroyé en plein vol, traversé par une flèche imprévue du sultan Baybars ; il avait été libéré par un espion que les chevaliers teutoniques avaient secrètement gagné dans l'armée mamelouke et qui l'avait reçu avant que les murs ne fussent investis.
Mais ces relations semblent avoir été unilatérales ; du moins, elles le furent longtemps : comme les colombiers des territoires francs n'abritaient que des oiseaux qui partaient captifs pour revenir munis d'un pli, ils ne pouvaient obtenir par le ciel des réponses aux dépêches qu'ils expédiaient, aucun échange de pigeons n'ayant été au préalable effectué. Aussi les villes assiégées ne pouvaient implorer secours que par des messagers qui parvenaient à déjouer la vigilance des assiégeants pour s'évader, emportant dans leur sein l'oiseau destiné à rapporter le message, comme ce Franc vaillant qui s'échappa « comme un éclair » de 'Azâz (Haserth) en 1125, franchissant d'un bond les rangs de l'ennemi veillant à l'ombre des murs et la profonde tranchée hâtivement creusée pour les cerner : il volait vers la proche Antioche pour l'appeler à l'aide. Mais les croisés d'Orient finirent par adopter pleinement les moyens de leurs ennemis : les liaisons qui ne s'effectuaient primitivement que dans le sens du retour devinrent bilatérales à une date indéterminée. Elles n'apparaissent cependant que tardivement dans un document oublié des historiens des croisades, bien qu'il soit publié et traduit depuis près d'un siècle et demi : une relation dressée le 18 février 1282 par-devant notaire de trois tentatives de Guy II, le dernier seigneur de Gibelet (Gubayl ou Byblos pour lui donner son antique nom), de surprendre Triple (Tripoli) la nuit pour l'enlever au prince d'Antioche, sous l'inspiration du frère Guillaume de Beau-jeu, le grand maître du Temple. Elle révèle que le frère Ruidecœur, le commandeur de Triple, avait « colons messagiers qui aléent à Gibelet totes les fois qu'il volait mander à Gibelet nule novele hastive » ; et que le sire de Gibelet (le principal fief du comté de Triple) expédiait « letres de colons » à Saïda (dont la prononciation et l'orthographe franques faisaient tantôt Sidon et tantôt Sayette) qui appartenait alors aux Templiers. De même, Gibelet correspondait probablement avec Tortose. Bien que le document omette de le préciser, des échanges de pigeons devaient permettre à Sidon d'envoyer des messages à Gibelet et de cette dernière à Triple. Ces liaisons ne furent probablement pas suspendues quand la cité qui prit la place de l'antique Byblos fut occupée par Bohémond VII. Leur abandon doit remonter à la perte de ces villes franques du Levant qui marqua la fin des croisades d'Asie : 1289 pour Tripoli, peut-être légèrement plus tard à une date qui demeure incertaine pour Gibelet, enfin 1291 pour Sidon et Tortose.
L'Ifrîqiya
Cet usage, comme bien d'autres, passa de l'Orient en Occident. D'abord dans le vaste territoire que les Arabes appellent Ifrîqiya et les Anciens Africa, dont les sources tendent parfois à changer les frontières : il commençait d'ordinaire à l'est, quelques parasanges après la ville qui porta d'abord le nom de Barqa et que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de Marg en Libye pour finir à l'ouest, à l'orient de Bougie, s'il n'embrassait pour certains l'ensemble du Maghreb. La date de l'adoption des véloces messagers demeure cependant inconnue : elle pourrait remonter aux Abbassides, bien que leur emploi ne jaillisse à la lumière qu'en 280/894, alors que l'émirat aglabide approchait de sa chute. Leur fin n'entraîna pas son abandon : les Fatimides s'en servirent, dès qu'ils se rendirent maîtres du pays, comme plus tard les Zirides. Des échanges de pigeons s'effectuaient même par-delà les eaux entre Mahdiyya et l'île de Qawsara (Pantelleria), qui demeurait, depuis sa conquête en 250/864, un bout d'Europe englobé par l'Afrique dont une heure à peine l'en séparait pour couvrir légèrement plus de 80 km par la voie des airs : en 480/1087, les musulmans insulaires avertirent Tamîm b. Mu'izz de l'imminence d'un péril : une arrivée imprévue « d'hommes très puissants » (virisfortissimis), les flottes pisane et génoise dont les forces accrues par le concours d'Amalfitains et de Romains prenaient le chemin de l'Afrique ; puis d'autres pigeons furent lâchés pour lui apprendre une triste nouvelle : le siège et la chute de leur puissante citadelle. Même après que Roger II eut ôté l'île aux Zirides pour la rattacher à la Sicile en 517/1123, les relations ne furent pas rompues : en 543/1148, la flotte normande captura dans ses eaux un navire de Mahdiyya, où l'on découvrit une cage de voyageurs ailés ; l'un fut chargé d'une lettre feinte destinée à tromper Hasan b.f Alî, dont les chrétiens voulaient surprendre la capitale encore plongée dans le sommeil et les ténèbres. Les messagers volants étaient effectivement emportés dans des prisons mobiles sur la mer vers des rivages inconnus et revenaient à tire-d'aile par le ciel en suivant des voies jamais empruntées : en 542/1147, un, ambassadeur de Hasan auprès de Roger II en mena quelques-uns à Palerme pour instruire son maître du courant des affaires. Le dernier gagna le ciel de la mer, libéré du bâtiment qui ramenait l'envoyé en sa patrie, et prit le chemin de l'Afrique invisible pour délivrer un billet pressant. Mais ces liaisons semblent avoir été seulement unilatérales et l'Ifriqiya dépourvue de colombiers d'aller et retour. L'usage des voyageurs ailés dut longtemps persister, notamment sous les Hafsides, après la moitié du VIe/XIIe siècle, dans le port de Tunis pour des raisons de sécurité, et probablement aussi dans les villes intérieures.
Enfin les royaumes surgis dans le Maghreb central (awsat) qui commençait à Bougie pour finir à la Malwiyya et dans le Maghreb extrême (aqsa) qui s'étendait jusqu'aux rives de l'Atlantique et correspondant en gros au Maroc n'ont pu ignorer l'emploi des messagers ailés, notamment les Mérinides, même si les sources gardent sur ce point un complet silence ou offrent une terminologie incertaine.
L'usage des courriers des airs fut introduit dans l'île à une date inconnue, mais certainement ancienne, peut-être lors de la longue et lente conquête des Aglabides qui mirent soixante-quinze années (212/827-289/902) pour l'arracher des mains de Byzance et la réduire en province d'Afrique, plutôt que sous les Fatimides (296/909-337/948) ou les Kalbides dont la dynastie s'effondra en 445/1053 : ils en libéraient déjà de l'autre côté de la mer. Il n'est cependant que tardivement signalé, dans les lustres de trouble qu'ouvrit la chute des derniers émirs : les premiers messagers célestes furent découverts en 461/1068 dans des paniers parmi le lourd butin emporté par les Normands de la bataille de Misilmeri. Le comte Roger Ier leur confia des billets écrits en lettres de sang : ainsi Palerme apprit-elle la funeste nouvelle du désastre.
L'emploi des pigeons messagers a dû pénétrer dans les territoires musulmans de la péninsule ibérique que les sources arabes désignent sous le nom d'origine obscure d'Andalus à une date encore plus reculée que la Sicile, certainement sous les Omeyyades. Cependant, il n'y surgit à la lumière que pour délivrer les doux messages dans un passage du Collier de la colombe (Tawq al-hamàma) d'Ibn Hazm, sans doute composé entre 425/1033 et 428/1036, mais peut-être commencé plus tôt sous le règne du dernier calife éphémère proclamé en 420/1029, puis chassé deux ans plus tard du trône.
Il devait se répandre sur les ruines du califat de Cordoue qui perdit son unité avant sa chute, dès 399/1009, démembré et tombé en une poussière de royaumes éclatés qui avaient souvent leurs frontières à quelques milles de leurs murs, gouvernés par des princes en majorité obscurs : les « rois des partis » (mulûk al-tawâ'if, los reyes de taifas), suivant l'expression trompeuse qui les désigna pompeusement, alors qu'ils n'en portaient jamais le titre. Mais ces liaisons des airs n'étaient généralement effectuées que dans le sens du retour : aussi bien la correspondance familiale que la correspondance amoureuse en vers. Même les lettres officielles ne pouvaient ordinairement obtenir du ciel aucune réponse, comme le message de Mu'tamid qui annonçait à son fils aîné et héritier présomptif, Rasîd, la défaite infligée en 479/1086 par l'émir almoravide, Yûsuf b. Tâsfïn, à Alphonse VI dans la plaine que l'Andalus appelait Zallâqa et Castille Sacralias, quatre parasanges (24 km) au nord de Badajoz. Mais les Abbâdides furent peut-être les premiers et les seuls à échanger les voyageurs ailés pour répondre aux lettres reçues. Ainsi, Séville correspondait avec Algésiras, dont elle devint maîtresse en 446/1054, selon certaines sources, ou en 451/1059-1060, selon d'autres : en 479/1086, son gouverneur, Râdi, avertit son père, Mu'tamid, par la voie des airs qu'il venait de livrer la ville à Yûsuf b. Tâsfin, quand après avoir passé les flots pour refouler les poussées de Castille, il était paru au large du port avec une flotte de cent voiles. Il lui donna l'ordre d'abandonner les murs pour se replier sur Ronda dont il lui avait confié le gouvernement. La réponse du père avait dû venir du ciel, bien que les sources qui précisent le premier mode de transmission omettent de révéler le second.
La chute du royaume de Séville que le sauveur venu d'Afrique incorpora au sien, malgré la mer qui sépare les continents, ne devait pas suspendre les liaisons célestes dans l'Andalus sous les Almoravides, les Almohades et les Nasrides. Aussi plusieurs villes durent correspondre des siècles durant, même si les sources gardent le silence ou n'en parlent que rarement. Les relations pouvaient même être bilatérales : lors du blocus d'Alphonse le Savant en 677/1279, les seules nouvelles qui gagnaient Algésiras de l'extérieur lui descendaient du ciel grâce aux pigeons que l'on avait dirigés au préalable à Gibraltar et les réponses s'envolaient sur des oiseaux reçus avant le siège. Ce service remontait probablement au temps des Nasrides, s'il n'a été fraîchement implanté par les Mérinides dont la venue à l'appel de Grenade pour la délivrer des chrétiens avait cessé d'être le bienfait promis pour devenir un poids et tourner au joug ; passant la mer en 673/ 1275, ils avaient pris le bas du pays, puis, quelques mois plus tard, le rebelle Ibn Hisàm leur livra sa patrie, Algésiras, comme font les traîtres, en ouvrant la ville. La fin de la domination musulmane ne devait pas entraîner l'abandon des courriers du ciel en Sicile ni dans la péninsule ibérique : ils lui ont probablement longtemps survécu, même s'ils disparurent à jamais des sources.
L'usage des pigeons messagers ne gagna pas seulement l'Occident musulman, mais également l'Occident chrétien, où ils n'étaient plus qu'un souvenir incertain d'un passé reculé. Il fut probablement ramené d'Orient par les croisés ou des pays d'Islam du voisinage (Andalus et Sicile), s'il n'y fut tardivement découvert à une date indéterminée, bien avant sa première apparition dans un document en 1322. Mais il resta longtemps exceptionnel.